HUIT
LAUREL ÉTAIT DEBOUT DANS SA CHAMBRE À COUCHER, examinant l’assortiment délirant de choses répandu sur son lit. Elle en était venue à apprécier ses vêtements cousus par des fées encore davantage que pour leur unique beauté ; ils ne ressemblaient à rien qu’elle pouvait trouver dans le monde des humains. La plupart étaient coupés dans une étoffe soyeuse semblable à de la gaze et – bien que Laurel ne soit pas certaine qu’on ne se moquât pas d’elle – tissés avec du fil de soie d’araignée, au dire de plusieurs fées. Peu importe son origine, le tissu permettait une photosynthèse de tout son corps, donc Laurel ne ressentait pas le besoin de toujours porter des débardeurs et des shorts comme à la maison. Et puis, il y avait la robe qu’elle avait découverte dans l’une des échoppes de la place d’été au cours d’une courte promenade entreprise pour s’éclaircir les idées après une journée particulièrement éreintante. Elle était splendide et exactement à sa taille ; une robe longue bleu foncé, taillée près des reins dans le dos pour accommoder sa fleur, avec une jupe ajustée jusqu’aux genoux qui allait ensuite en s’évasant, style sirène. Une deuxième bande de tissu à volants transparents était enroulée par-dessus la première jupe et flottait à la moindre brise. Elle s’était sentie un peu coupable de la prendre – après tout, elle n’avait aucune occasion de la porter –, mais elle était trop parfaite pour la laisser là. Elle possédait aussi beaucoup de longues jupes qui balayaient le sol, des chemises coupées à la paysanne, qui lui rappelaient celles de Tamani, et quelques jupes et robes courtes, qui lui donnaient l’impression d’être une fée dans un conte. Juste pour le plaisir. Cependant, seule une fraction de tout cela tiendrait dans son sac à dos. Et elle ne partirait pas sans son nécessaire.
De toutes les choses qu’on lui avait fournies, il s’agissait de la plus précieuse. Son nécessaire – environ de la taille d’une boîte à chaussures et offert par Yeardley ce matin – contenait des douzaines d’extraits. Plus particulièrement, il renfermait plusieurs potions dissuasives pour les trolls, préparées par des fées d’automne beaucoup plus habiles que Laurel. Il comptait aussi plusieurs des extraits qu’elle pourrait utiliser pour protéger davantage sa maison et sa famille. En supposant qu’elle s’améliorait avec de la pratique, en tout cas. C’était bien mieux que rien.
Sauf que le nécessaire prenait la moitié de l’espace dans son sac à dos.
Pendant qu’elle méditait sur ses vêtements, Katya passa la porte et lança quelque chose sur le lit.
— Il me semble que tu pourrais utiliser ceci, dit-elle en riant.
Laurel ramassa un sac rose qui ressemblait à du papier de soie.
Elle le soupçonnait d’être beaucoup plus résistant qu’il ne paraissait.
— Merci, répondit-elle. Je m’apprêtais justement à sonner Celia pour voir si elle pouvait me trouver quelque chose.
Katya examina la pile de vêtements sur le lit, puis jeta un regard dubitatif sur le sac à dos de Laurel.
— Tu n’allais pas vraiment essayer de tout rentrer là-dedans, non ?
— Non, la rassura Laurel avec un grand sourire.
— Bien, dit Katya avec un rire tintant. Je pense que cela exigerait une magie de niveau fée d’hiver.
Laurel rit de la plaisanterie que seule une autre fée comprendrait. Elle détendit la corde en haut du sac et repéra le K brodé sur le côté dans une belle calligraphie.
— Je ne peux le prendre. Il porte un monogramme. Katya le regarda.
— Oh ? Franchement, je ne l’avais pas remarqué. J’en possède des tas.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Ils me revenaient comme cela chaque fois que je les envoyais nettoyer. J’imagine qu’ils utilisent une autre personne maintenant.
Laurel commença à enfoncer les vêtements dans le sac rose.
Elle devrait quand même laisser quelques trucs ici, mais c’était une amélioration.
Pendant plusieurs secondes, Katya l’observa en silence, puis – presque timidement – elle demanda :
— Est-ce que tu dois réellement partir ?
Laurel leva les yeux, surprise. Sauf quelques exceptions notables, les autres fées s’étaient montrées gentilles avec elles – et très bavardes –, mais Laurel n’en aurait qualifié aucune d’amie. De toute évidence, Katya voyait les choses autrement.
— Je reviendrai, dit Laurel.
— Je sais.
Katya se força à sourire, puis demanda :
— Mais est-ce que tu dois réellement y retourner ? Je n’ai entendu que quelques mots ici et là, mais la rumeur veut que ta mission soit terminée. Tu as obtenu les titres de la propriété où se situe le portail. Ne peux-tu pas rester avec nous, à présent ?
Laurel baissa les yeux sur les vêtements qu’elle pliait, évitant le regard de Katya.
— C’est plus compliqué que cela. J’ai de la famille, des amis. Je ne peux pas les laisser seuls.
— Tu pourrais les visiter, suggéra gaiement Katya, mais Laurel sentit le caractère solennel de sa suggestion.
— C’est plus qu’un désir de les revoir, lui expliqua sérieusement Laurel. Je dois les protéger. Ils courent un danger à cause de moi, et j’ai un devoir envers eux.
— Un devoir envers les humains ?
Laurel serra les mâchoires. Katya n’était pas vraiment responsable. Elle était dans l’ignorance. Elle n’avait même jamais vu un humain avant. Une idée lui vint à l’esprit et, au lieu de répondre, Laurel fouilla dans une pochette de son sac à dos et en sortit une petite photographie. Il s’agissait d’un cliché d’elle et de David à une danse un peu plus tôt ce printemps. Il se tenait derrière Laurel, l’entourant de ses bras. Le photographe avait surpris la jeune fille juste au moment où elle se tournait pour regarder David, offrant sa silhouette riante de profil, lui baissant les yeux vers elle avec l’envie dans le regard. C’était l’une de ses photos favorites. Elle la tendit à Katya.
Un sourire zébra le visage de Katya.
— Tu es déjà entrelacée ? lança-t-elle avec un petit cri aigu. Tu ne me l’avais pas dit, reprit-elle, les yeux grands ouverts et profondément fascinés.
Elle jeta un coup d’œil autour de la pièce et abaissa le ton.
— Est-ce un Unseelie ? J’ai entendu parler d’eux. Ils vivent juste à l’extérieur du portail et…
— Non, l’interrompit Laurel. C’est David. L’humain dont je t’ai parlé.
Le visage de Katya s’allongea sous l’incrédulité.
— Un humain ? dit-elle, frappée d’horreur.
Elle baissa de nouveau les yeux sur la photo, un pli de dégoût se formant entre ses sourcils.
— Mais… il te touche.
— Oui, il me touche, reprit Laurel avec virulence en lui arrachant la photo. C’est mon petit ami. Il me touche et il m’embrasse et…
Elle s’obligea à se taire pendant quelques secondes.
— Il m’aime, déclara-t-elle avec assurance, mais calmement.
Katya la fixa pendant plusieurs secondes avant que son expression ne s’adoucisse.
— C’est juste que je m’inquiète de te savoir dans ce monde, lui confia-t-elle, son regard volant de nouveau vers la photo choquante.
Les humains n’ont jamais été gentils avec les fées.
— Que veux-tu dire ?
Le visage de Katya était sincèrement inquiet. Elle haussa les épaules.
— Avalon ne s’est pas impliquée dans les affaires humaines depuis bien longtemps. Je sais que c’est nécessaire, parfois. Mais il semble que les relations entre les humains et les fées se terminent toujours mal.
Laurel releva brusquement la tête.
— Vraiment ?
— Évidemment. Sanzang, Schéhérazade, puis Guenièvre. Et aussi, il y a eu cet incident honteux avec Ève.
Katya ne remarqua pas la photo tombée en tourbillonnant, oubliée, des mains figées de Laurel.
— Et il y en a d’autres. Chaque fois qu’Avalon tend la main dans le monde des humains, quelque chose tourne au vinaigre. C’est tout ce que je dis.
— Ma famille m’aime ; David aussi. Ils ne feraient jamais rien pour me blesser.
— Sois juste prudente, dit Katya.
Laurel emballa ses choses en silence pendant quelques minutes, enveloppant son bijou pour cheveux dans une de ses longues jupes. Après avoir fouillé la chambre à la recherche de quelque chose qu’elle aurait pu oublier, elle regarda du côté de Katya, un sourcil arqué.
— Ève ? Sérieusement ?
— Bien sûr. Pourquoi ? Que disent les humains sur elle ?
Laurel patientait sur une chaise longue de brocart quand les portes de l’Académie s’ouvrirent devant Jamison et ses gardes omniprésents. C’était là une raison de ne pas souhaiter être une fée d’hiver. Laurel ne voudrait certainement pas être suivie partout où elle allait. Être épié la moitié du temps lui suffisait amplement.
— Laurel, ma chère, dit Jamison, les mains tendues.
Il serra ses mains dans les siennes et lui sourit comme un grand-père qui l’adorait avant de s’installer à côté d’elle sur la chaise.
— Yeardley m’a dit que tu t’es montrée une excellente élève.
Laurel sourit devant le compliment du sévère professeur.
— Il a été enchanté de m’apprendre que tu as un grand talent, poursuivit Jamison. Phénoménal, je crois, a été le mot qu’il a employé. Quoique je n’ai pas été étonné le moins du monde, ajouta-t-il en tournant vers elle un sourire chaleureux. J’ai senti ton incroyable potentiel à notre rencontre l’an dernier.
— Oh, non, dit Laurel, surprise. Je ne suis pas comme cela. Je suis déjà tellement en retard, je ne pourrai jamais…
— Oh, je pense que si. Tu révèles encore plus de potentiel que nous le suspections quand tu n’étais qu’un jeune plant. Avec le temps et la pratique, je suis certain que tes dons s’épanouiront de manière spectaculaire. Ils sont puissants.
Il lui tapota la main.
— Je me trouve être un excellent juge de ces choses.
— Vraiment ? dit Laurel doucement, un peu étonnée de sa propre hardiesse.
Mais son retard marqué sur les fées de son âge avait été on ne peut plus décourageant ; elle avait très envie d’entendre de telles déclarations de confiance.
Le sourire disparut, remplacé par une expression grave.
— Je le suis, en effet. Et tu auras besoin des habiletés que tu as développées. Je me doute qu’elles te serviront plus vite qu’autrement.
Il se tourna vers Laurel, le visage très sérieux.
— Je suis content que tu sois venue, dit-il avec ferveur. Le travail que nous devons te confier est beaucoup plus important que nous ne le pensions. Tes leçons de cet été ont été rigoureuses et pénibles, mais tu dois persévérer. Exerce les habiletés apprises, maîtrise-les.
Nous aurons sûrement encore besoin de toi dans le monde des humains.
Laurel leva les yeux vers lui.
— Mais n’avez-vous pas toujours voulu que je revienne à Avalon pour reprendre mes études ?
— À l’origine, oui, dit Jamison. Mais les choses ont changé. Nous devons te demander plus. Dis-moi, Laurel, que connais-tu de l’érosion ?
Laurel ne voyait pas le rapport, mais elle répondit quand même.
— Par exemple, quand l’eau ou le vent use le sol ?
— C’est exact. Si on leur en donne le temps, le vent et la pluie emporteront la plus grande des montagnes dans la mer. Toutefois, dit-il, un doigt levé, un flanc de coteau couvert d’herbes résistera à l’érosion et une berge peut être retenue par des buissons et des arbres. Ils étendent leurs racines, dit-il en allongeant les bras pour illustrer son histoire, et ils s’accrochent. Et bien que la rivière attire la terre, si les racines sont assez fortes, elles gagneront. Sinon, elles seront aussi entraînées avec le temps.
» Pendant presque deux mille ans, nous avons protégé notre pays de l’exploitation par les trolls comme par les humains. Là où l’érosion menace nos défenses, nous plantons des graines – comme toi. Quand nous t’avons placée avec tes parents, nous attendions de toi la même chose que de la plupart des fées : que tu pousses là où l’on t’avait plantée. Toute ta tâche consistait à vivre et à grandir et à hériter de la terre, ainsi que d’une identité irréprochablement humaine, ce qui aide à dissimuler nos transactions aux yeux des trolls. Nous n’avions pas l’intention de te ramener à l’Académie avant que tu n’aies atteint l’âge adulte dans le monde des humains.
» Mais à présent, ton rôle sera plus actif.
Il posa une main sur le bras de Laurel et elle fut tout à coup envahie par une vive inquiétude.
— Laurel, quelqu’un se prépare à nous attaquer, à s’en prendre à notre terre et à notre peuple, et le temps n’est pas avec nous. Nous avons besoin que tu étendes tes racines, Laurel. Nous avons besoin que tu combattes la rivière bouillonnante, peu importe quelle identité elle adoptera. Si tu ne le peux pas…
Il se détourna brusquement, regardant par la fenêtre panoramique la campagne d’Avalon s’étirant sous eux. Il mit un moment à reprendre la parole.
— Si tu ne le peux pas, je crains que tout ceci ne soit réduit en poussière.
— Vous parlez des trolls, dit Laurel quand elle retrouva sa voix.
Vous parlez de Barnes.
Elle n’avait pas prononcé ce nom à voix haute depuis des mois – il n’y avait eu aucun signe de lui depuis décembre –, mais il n’était jamais loin dans ses pensées. Depuis l’automne dernier, elle sursautait devant les ombres et regardait prudemment avant de tourner les coins.
— Je serais un imbécile si je croyais qu’il a agit seul, déclara Jamison.
Il revint à Laurel, croisant son regard avec ses yeux bleu pâle assortis aux racines à peine apparentes de sa chevelure argentée.
— Et toi aussi.
— Qui s’acoquinerait à lui ? Et pourquoi ? s’enquit Laurel.
— Nous l’ignorons, rétorqua Jamison. Ce dont nous sommes sûrs, par contre, c’est que Barnes lui-même est vivant et tapi quelque part.
— Sauf qu’il ne peut plus m’utiliser. Il ne peut pas me forcer à lui vendre ma terre, protesta Laurel.
Jamison sourit tristement.
— Si seulement c’était aussi simple. Il peut encore se servir de toi pour tant de choses. Même s’il sait où se trouve la terre, il ignore la position du portail. Il pourrait tenter de t’utiliser pour le découvrir.
— Pourquoi a-t-il besoin de le savoir ? Ne peut-il pas se contenter de venir avec ses hordes et raser toute la forêt ?
— Il pourrait essayer, mais ne sous-estime pas les talents de nos sentinelles ou la solidité du portail et la magie des fées d’hiver. Le portail peut être détruit, mais cela exigerait une immense quantité de force concentrée. S’il ne peut pas découvrir l’emplacement exact du portail, il ne peut pas le supprimer.
— Je ne le révélerais jamais, affirma Laurel avec ferveur.
— Je sais cela. Et au fond de lui, je soupçonne qu’il le sait.
Cependant, cela ne l’empêchera pas de chercher à se venger de toi, de toute façon. Aucune, autre créature n’a le concept de la vengeance aussi fortement ancré en eux que les trolls. Uniquement pour cette raison, il reviendra pour toi.
— Alors, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? demanda-t-elle. Il a bénéficié de suffisamment d’occasions. Plus de six mois se sont écoulés.
Elle haussa les épaules.
— Il est peut-être mort, en fin de compte.
Cependant, Jamison secoua la tête.
— As-tu déjà observé une dionée ? demanda-t-il.
Laurel rit sous cape, se rappelant sa conversation avec David à propos des dionées l’an dernier.
— Ouais, répondit-elle. Ma mère en cultivait une lorsque j’étais enfant.
— N’as-tu jamais voulu savoir comment une dionée attrape les mouches ? s’enquit Jamison. La mouche est plus rapide, peut voir le danger qui la guette, a la capacité de fuir avec plus de facilité.
Logiquement, toutes les dionées devraient mourir de faim. Pourquoi n’est-ce pas le cas ?
Laurel haussa les épaules.
— Parce qu’elles sont patientes, déclara Jamison. Elles sont immobiles et paraissent inoffensives. Elles n’agissent pas avant que la mouche s’aventure, avec suffisance, au cœur du piège. La dionée ne bouge que lorsque la capture est pratiquement inévitable. Les trolls sont patients aussi, Laurel. Barnes attendra ; il patientera jusqu’à ce que tu te détendes et cesses d’être prudente. Alors, et seulement alors, il frappera.
Laurel sentit sa gorge se serrer.
— Que puis-je faire pour l’arrêter ? demanda-t-elle.
— Pratique ce que Yeardley t’a enseigné, répondit Jamison. Ce sera ta meilleure défense. Montre-toi particulièrement prudente quand le soleil est couché…
— Barnes peut sortir le jour, l’interrompit Laurel. Nous le savons déjà.
— Ce n’est pas infaillible, dit Jamison, sa voix ne trahissant aucun agacement devant son intervention, mais c’est toujours un fait que Barnes – tous les trolls – sera plus vulnérable pendant la journée et que toi, tu seras plus faible le soir venu. Ta prudence après le coucher du soleil ne les arrêtera pas, mais cela leur coûtera au moins leur avantage.
Il s’assit un peu plus droit.
— Et cela en donnera un à tes gardiens.
— Mes gardiens ?
— Après l’incident de l’automne dernier, nous avons placé des sentinelles dans les bois près de ta nouvelle demeure. Shar ne voulait pas que je t’en informe – il craignait que cela ne serve qu’à te rendre nerveuse –, mais je pense que tu as le droit de savoir.
— On m’espionne de nouveau ? dit Laurel, sa vieille rancune remontant à la surface.
— Non, répondit fermement Jamison. Tu es simplement protégée. Il n’y aura pas de fée pour regarder par tes fenêtres ou pour porter atteinte à ta vie privée. Cependant, on surveille ta maison et on assure sa sécurité. Elle a aussi été préparée contre les trolls ; tant que tu es à l’intérieur, seul le plus fort des trolls peut t’atteindre.
Mais sois consciente que les bois derrière ta maison ne sont pas seulement la demeure des arbres. Les sentinelles sont là pour te garder du danger.
Laurel hocha la tête, la mâchoire serrée. Elle était encore agacée d’avoir été si étroitement surveillée – et qu’on avait occasionnellement effacé ses souvenirs – par des sentinelles la majeure partie de sa vie dans le monde des humains. Même ce rétablissement légèrement moins intrusif de sa garde personnelle lui donnait instantanément l’impression d’être emprisonnée. Mais comment pouvait-elle s’y opposer ? Elle avait vu de visu la rage de Barnes, l’avait regardé faire feu sur Tamani, puis tomber de quatre mètres en bas d’une fenêtre et s’enfuir après qu’elle lui avait tiré dessus. C’était une force avec laquelle compter, et même si Yeardley avait foi en ses jeunes talents, ce n’était pas le cas de Laurel. Elle avait besoin d’aide et elle ne pouvait pas le nier.
Comme toujours, Jamison avait raison. Il respirait la sagesse – même le plus sage des enseignants de l’Académie ressemblait à une faible bougie vacillante à côté de la lumière solaire enrichissante émanant de la perspicacité de la fée d’hiver. Cela lui semblait idiot qu’il soit ici à la réconforter de sa peur et de son manque d’assurance quand Avalon pouvait profiter plus directement de ses conseils.
— Pourquoi…
Laurel interrompit toutefois sa question. Comme il y avait si peu de fées d’hiver parmi lesquelles choisir un dirigeant, elle s’était souvent demandé pourquoi Jamison n’avait pas été élu pour régner sur Avalon. Mais cela ne la regardait pas.
— Continue.
Laurel secoua la tête.
— Ce n’est rien.
— Tu veux savoir…
Jamison observa son visage, puis sourit. Il parut légèrement surpris, mais pas du tout mécontent.
— Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas le roi.
Laurel sursauta.
— Comment savez-vous…
— Certaines choses dans la vie ne sont rien d’autre qu’un hasard, et c’est le cas ici. Feu la reine était âgée de seulement quelques années de plus que moi, mais suffisamment jeune au moment de la succession pour devenir reine. Et quand son temps est venu de retourner à la terre – il rit – bien, je n’étais plus un jeune plant, capable de plier et d’être modelé pour le rôle. Peut-être que s’il n’y avait pas eu d’autres fées d’hiver pour prendre la couronne… mais heureusement, nous n’avons pas expérimenté ce problème depuis des générations.
— Oh.
Laurel ne savait pas quoi ajouter. Je suis désolée lui paraissait inapproprié dans les circonstances.
— Cela ne me dérange pas, reprit Jamison, semblant encore une fois lire dans ses pensées. J’ai passé plus de cent ans comme conseiller de l’une des plus grandes reines dans l’histoire considérable d’Avalon.
L’étincelle revint dans son œil.
— Ou, du moins, c’est ce que je pense.
Il soupira avec lassitude.
— Cette nouvelle reine… bien, avec la croissance que seuls le temps et l’expérience peuvent mener à sa plénitude, peut-être que son jugement s’améliorera.
Sa critique de la reine, bien que délicate, choqua Laurel. Autant qu’elle pût en juger, personne ne disait jamais rien de fâcheux à son sujet. Mais c’était logique qu’une autre fée d’hiver ait la liberté d’exprimer sa pensée. Elle ne put s’empêcher de se demander ce qu’il pensait que la reine méjugeait, précisément.
L’expression pensive du visage de Jamison rappela à Laurel le père de Tamani.
— Deviendrez-vous un… un Silencieux, Jamison ?
Il baissa les yeux sur elle et rit très doucement.
— Bon, qui t’a parlé d’eux ?
Elle pencha la tête, légèrement embarrassée, et ne répondit pas. Quand elle la releva, Jamison ne l’observait pas, il regardait plutôt par la fenêtre donnant à l’est, où les branches noueuses et la grande voûte feuillue de l’arbre du Monde pouvaient être aperçues juste au-dessus des autres arbres, plus ordinaires lorsqu’on savait ce que l’on cherchait.
— C’est Tamani, n’est-ce pas ?
Laurel hocha la tête.
— Il a trop broyé de noir depuis que son père a entrepris son union.
J’espère que tu pourras l’aider à retrouver le bonheur.
Laurel se sentit coupable encore une fois et souhaita que Jamison ignorât combien de temps elle était restée absente alors que Tamani l’attendait.
— J’aurais profondément aimé suivre les pas du père de Tamani, reprit Jamison. Mais le moment est passé pour moi. La force me manquerait aujourd’hui.
Il baissa de nouveau le regard vers elle, son sourire chassant la tristesse sur son visage – quoique pas complètement.
— On a besoin de moi ici. Parfois, on doit mettre ses propres désirs de côté afin de servir le bien commun. Je crains qu’Avalon ne soit – comme cela a été le cas si souvent dans le passé – sur des charbons ardents.
Il jeta un coup d’œil aux gardes, mais ils regardaient soigneusement ailleurs. Malgré tout, il baissa la voix.
— Je suis allé à l’arbre et j’ai écouté le vent.
Laurel retint son souffle, son regard accroché à celui de Jamison.
— Il y a encore une tâche pour moi. Une chose que moi seul peux… ou veux… faire. Et donc, je suis satisfait de rester.
Avant qu’elle ne puisse continuer à le questionner, Jamison se leva et lui offrit son bras.
— Allons-y, veux-tu ?
Ils suivirent le même sentier familier pour sortir de l’Académie, passèrent le mur carré qui abritait les grilles d’entrée, et les sentinelles fermèrent les rangs derrière eux. Laurel était excitée de voir comment Jamison ouvrirait sa route magique vers la maison. Elle attendit qu’il accomplisse un geste sensationnel – une pluie d’étincelles et un éclair de lumière, ou au moins qu’il prononce une incantation ancienne –, mais tout ce qu’il fit fut de tendre la main et d’entrouvrir le portail, qui glissa silencieusement sur ses gonds. Avec un coup d’œil aux fées derrière lui, il l’ouvrit complètement, et tout à coup, un autre groupe de sentinelles se tenaient en demi-cercle de l’autre côté. Au centre de l’arc, il y avait Shar – grave et superbe – et à sa droite, Tamani. Elles étaient toutes vêtues de l’armure complète des sentinelles ; une vue intimidante, mais à laquelle Laurel s’habituait.
Jamison tendit le bras une nouvelle fois, invitant Laurel à passer le portail. À la dernière seconde, il saisit son épaule doucement et se pencha près de son oreille.
— Reviens, murmura-t-il. Avalon a besoin de toi.
Mais quand elle regarda derrière son épaule, il refermait le portail. Deux secondes supplémentaires, puis Avalon se mêla aux ombres et disparut.
— Je vais prendre cela, dit Tamani, surprenant Laurel.
Elle sourit et lui tendit le grand sac rose. Il y jeta un œil et rit.
— Les femelles et leurs vêtements.
Laurel lui sourit largement et se tourna pour apercevoir le portail une dernière fois. Cependant, il s’était déjà tordu en un arbre d’allure ordinaire. Elle secoua la tête, encore ébahie de tout ce qu’elle avait vu cet été.
— Autant j’aimerais que ce ne soit pas le cas, nous devons nous hâter, l’informa Tamani. Nous nous attendons à ce que ta mère arrive bientôt et ce serait mieux si tu étais là pour l’accueillir.
Il posa une main sur sa taille, et Laurel sentit que les autres fées se fondaient dans la forêt pendant qu’elle et Tamani remontaient le sentier.
Laurel ressentait de la gêne, comme toujours quand elle devait dire au revoir à Tamani. Ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils atteignent un endroit à peine visible depuis la maison de bois et la longue allée de garage.
— Il n’y a encore personne, déclara Tamani. Mais je crois que ce n’est qu’une question de minutes maintenant.
— Je…
La voix lui manqua et elle recommença.
— Je suis désolée qu’il n’y ait pas plus de temps.
Tamani lui sourit gentiment.
— Je suis content que tu sois désolée.
Il colla son dos à un arbre, levant une jambe pour s’appuyer contre le tronc. Il ne la regarda pas.
— Combien de temps resteras-tu loin, cette fois ?
Le cœur de Laurel brûlait de culpabilité alors qu’elle se rappelait les paroles de Jamison.
— Ce n’est pas ce que tu crois, commença-t-elle. Je dois…
— Ça va, l’interrompit Tamani. Je ne voulais rien sous-entendre. Je me le demandais, tout simplement.
— Pas aussi longtemps que la dernière fois, dit-elle, sous l’impulsion du moment.
— Quand ? s’enquit Tamani, puis il la regarda, son apparente insensibilité volée en éclat, ne serait-ce que pour un instant.
— Je l’ignore, répondit Laurel sans croiser son regard.
Elle était incapable de le regarder dans les yeux ; pas quand ils étaient si transparents et vulnérables.
— Puis-je simplement venir te voir, à un moment donné ?
Tamani garda le silence un moment.
— D’accord, acquiesça-t-il. Je vais trouver une façon d’arranger cela.
Reviens, ajouta-t-il avec ferveur.
— Je viendrai, promit-elle.
Ils tournèrent tous les deux la tête quand ils entendirent le bruit d’un moteur quittant l’autoroute et se rapprochant.
— Ton char, lança Tamani avec un grand sourire, mais sa bouche était tendue.
— Merci, dit Laurel. Pour tout.
Il haussa les épaules, les mains enfoncées dans ses poches.
— Je n’ai rien fait de spécial.
— Tu…
Elle tenta de trouver les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait, mais rien ne semblait approprié.
— Je…
Cette fois, sa phrase fut interrompue par une courte série de coups de klaxon.
— C’est ma mère, l’informa-t-elle d’un ton d’excuse. Je dois y aller.
Tamani hocha la tête, puis resta complètement immobile.
La balle était dans son camp.
Elle hésita, puis s’avança rapidement vers lui et l’embrassa sur la joue, puis partit en flèche avant qu’il ne puisse dire quelque chose. Elle se hâta le long du sentier et vers la voiture à présent garée et silencieuse. Elle s’arrêta. Ce n’était pas la voiture de sa mère.
— David.
Le nom s’échappa de ses lèvres un instant avant que les bras de David ne se referment sur elle, l’attirant contre lui. Ses orteils quittèrent le sol et elle tourna, de la même façon que Tamani l’avait fait tournoyer à l’extérieur de l’Académie. La sensation de sa joue contre le cou de David raviva des souvenirs d’elle se pelotonnant contre lui sur le sofa, sur la pelouse du parc, dans la voiture, sur son lit. Elle s’accrocha à lui en réalisant – à moitié honteuse – qu’elle avait à peine songé à lui depuis son départ. Deux mois d’ennui de lui l’envahirent d’un coup et des larmes lui piquèrent les yeux alors qu’elle enroulait ses bras autour de son cou.
Des doigts caressants lui soulevèrent le menton et ses lèvres trouvèrent les siennes – douces et insistantes. Elle ne pouvait rien faire d’autre que de l’embrasser en retour, sachant que Tamani devait être tout près, juste hors de vue, observant leur réunion avec cette expression prudente qu’il affichait si bien.